De science certaine...

Les sciences sociales vivent l'un de ces petits scandales dont elles ont l'habitude. Comme l'a révélé notamment Le Monde, deux sociologues, Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin, ont publié un article bidonné dans la revue Sociétés sur les Autolib' sous le nom de Jean-Pierre Tremblay. Il s'agit d'une pseudo-étude de la post-modernité attachée à l'Autolib' vu comme une nouvelle forme d'expérience sociale. L'article n'est plus disponible dans son format électronique sur la plateforme Cairn, j'y reviendrai, mais la dernière version adressée par les auteurs avant publication est en ligne sur le site Zilsel, ainsi qu'un article des mêmes auteurs sur la démarche entreprise. Ils insistent en particulier sur les travers de la sociologie maffesolienne du nom de Michel Maffesoli, fondateur de la revue Sociétés et promoteur d'un "courant sociologique", du moins revendiqué comme tel, que Quinon et Saint-Martin décrivent comme "une certaine « sociologie interprétative/postmoderne » à vocation académique".
Maffesoli n'a pas tardé à répondre et lorsque l'on cherche à présent à télécharger l'article, on trouve un message de Maffesoli lui-même que je reproduis ici.
"La revue Sociétés a fait l’objet d’un canular qui a abouti à la publication d’un article parodique rédigé, non par Jean-Pierre Tremblay, mais par deux jeunes sociologues, anciens étudiants de Michel Maffesoli, et dont l’un a entamé un travail de thèse sur la sociologie de l’imaginaire il y a 12 ans.
L’article a été relu par deux personnes ; un avis a été négatif, l’autre favorable vu le sujet, réservé sur "le côté un peu jargonnant".
S’agissant de la rubrique « Marges » de la revue, qui accueille des articles très divers, parfois de très jeunes auteurs ou d’auteurs non francophones, avec plus d’indulgence que le « dossier », cet article a été accepté et publié.
C’est une erreur et je m’en excuse auprès de tous nos lecteurs.
Ce « canular » n’entache cependant pas la qualité d’une revue, publiée depuis plus de 30 ans et qui compte de nombreux et fidèles abonnés.
Gardons cette « affaire » dans les limites, comme le dit Descartes, de la droite raison et du bon sens réunis.
Michel Maffesoli"
Ce petit billet appelle plusieurs commentaires. On passera sur la disqualification peu élégante (et invérifiable) sur le fait que l'un des auteurs aurait entamé sa thèse il y a douze ans pour faire part d'une surprise sur le mode de fonctionnement de la revue. Maffesoli fait référence tout d'abord à deux "rapporteurs" du texte en précisant que l'un a émis un jugement négatif, l'autre une évaluation nuancée. Pourquoi dès lors avoir publié le texte ? Dans la plupart des revues, en tout cas celles auxquelles je suis associé, un rapport négatif rend extrêmement difficile la publication finale d'un papier, surtout en l'état où il a été proposé. Cela suppose donc que la décision a été le fruit d'une délibération du comité de rédaction. Mais quels arguments ont été avancés ? La décision a-t-elle été majoritaire ou prise par le directeur de la revue ? Par ailleurs, Maffesoli laisse entendre que les critères d'évaluation seraient différents selon les rubriques de la revue et selon la "qualité" présumée des auteurs ("jeunes auteurs" et "auteurs non francophones"). Pas sûr que la défense soit habile et convaincante...
Au-delà de ce jeu de positions et d'arguments, cette "affaire" renvoie à la sociologie maffesolienne et plus largement aux modes de fonctionnement des sciences sociales.
Ce n'est pas la première fois que Maffesoli et ses disciples se font épingler par la communauté académique, en particulier au sein de leur discipline (auto)revendiquée de rattachement, la sociologie. En 2001, celle qui était alors une astrologue médiatique, Elizabeth Teissier, avait soutenu à la Sorbonne une thèse sous la direction de Maffesoli sur "la situation épistémologique de l'astrologie à travers l'ambivalence fascination/rejet dans les sociétés postmodernes" qui avait obtenu la mention "Très Honorable", soit une évaluation médiocre, surtout à l'époque où la mention maximale ("Très Honorable avec les Félicitations") était presque systématiquement délivrée. Mais bon, quand même, Elizabeth Teissier, quoi...
Ce qui rend l'article en question si troublant et donc destructeur, c'est qu'il mime, de façon souvent hilarante, les travers de la sociologie revendiquée par Maffesoli et ses disciples à partir d'une vague philosophie post-moderne peu soucieuse d'ancrage empirique et de rigueur méthodologique. L'un des arguments défendus est par exemple que l'Autolib' est une forme de renversement de la masculinité attachée à l'automobile, dynamique attestée par quelques projections rapides. J'aime beaucoup par exemple ce passage de l'article associé à une photographie d'une Autolib' près d'une borne : "Afin de démontrer la justesse empirique de cette analogie du « retour à la matrice », on ne manquera pas de remarquer que le fil reliant la voiture à la borne de rechargement n’est pas sans évoquer le cordon ombilical qui relie la mère à l’enfant. L’électricité, telle une substance nutritive, pulse à flots continus via un fil noir. Et le cycle naissance-vie-mort de se rejouer à chaque arrêt à la station". Effectivement, je n'y avais pas pensé... 
C'est du pur délire fondé sur une structure narrative maniant la métaphore et l'hyperbole avec comme seule justification analytique le regard porté par le chercheur et comme seul élément de preuve une photo (sur)interprétée. Pas de données, pas d'analyse, pas de théorie et pas de renvoi à la littérature sinon quelques vagues références à Maffesoli lui-même, ce qui semblait suffire à attester de la qualité du papier...
Au-delà de ce cas et de "l'approche" critiquée, cette affaire m'a remis en mémoire une remarque presque incidente faite par Thomas Kuhn sur le statut scientifique des sciences sociales. Dans son ouvrage sur La structure des révolutions scientifiques, Kuhn rejette l'idée que les sciences sociales puissent être considérées de la même façon que les sciences exactes, parce qu'elles lui semblent plutôt caractérisées par des logiques préscientifiques. Contrairement à la physique par exemple, elles ne disposeraient selon lui ni d'un lexique commun, ni de méthodes suffisamment acceptées pour servir de marqueur identitaire et pour nourrir une démarche autonome d'analyse. Je ne suis pas d'accord avec lui sur ce point : même si les épistémologies et les méthodes sont plurielles dans les sciences sociales, cela n'empêche pas une forme minimale d'intégration et une réelle capacité d'évaluation collective. C'est peut-être aussi un effet de l'évolution des sciences sociales depuis l'époque de la rédaction de l'ouvrage de Kuhn, mais il me semble possible d'affirmer ici qu'elles sont désormais "discernables" pour reprendre le terme employé par Passeron dans Le raisonnement sociologique. Et de ce point de vue, je pense (enfin j'espère...) que le papier sur l'Autolib' n'aurait pas passé le filtre de la très grande majorité des revues de sciences sociales.
Ceci dit, un doute subsiste. D'abord parce que la reconnaissance académique acquise par Maffesoli ou d'autres, du même acabit, atteste de la porosité des "frontières". Ensuite, parce que je suis à peu près sûr qu'un non-initié aurait spontanément vu dans ce papier un charabia incompréhensible assez conforme à une perception répandue des sciences sociales. Plus encore sans doute que les autres sciences, les sciences sociales sont confrontées à une tension essentielle entre la nécessaire affirmation d'une identité, qui suppose des logiques de distinction et de professionnalisation, et la mise à l'épreuve de leur existence et de leur pertinence sociales. Il y a du taf'...
Allez, une dernière pour la route avec un nouvel extrait du papier sur les Autolib' : "La libido mobilis est soudain à plat. Retour à la matrice et à sa nourriture électrique, en attendant une prochaine jubilation".
Il est temps de tester l'autoradio.







Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Epistémologie de comptoir