Continuités dans le changement...

On le sait, chaque nouveau gouvernement semble devoir apporter son lot de réformes et de changement. C'est un élément bien intégré par les acteurs politiques eux-mêmes, qui parlent tantôt de "changer la vie" pour le programme socialiste de 1981, tantôt d'une réactivation du volontarisme politique et social sur le mode quasi messianique du "Yes, we can" d'Obama en 2008. L'actuel gouvernement conduit par François Hollande et Jean-Marc Ayrault n'échappe pas à cette règle cyclique et comportementale de la vie politique des démocraties contemporaines, tout entier tourné vers la gestion de la crise au nom du "changement, c'est maintenant".
Que dit la science politique sur ces mouvements possibles de balancier nourris par les alternances successives ? Quel crédit donné à ces rhétoriques de la réforme, qui font face et créent dans le même mouvement des attentes souvent naïves et hallucinées dans l'action politique et l'action publique ?
Elle prend acte tout d'abord de cette rythmique particulière de la vie démocratique en soulignant les effets variables des cycles électoraux sur l'action politique et l'action publique. On constate ainsi, de manière assez ordinaire, que les logiques d'une campagne électorale tendent à faire primer le combat politique sur l'action gouvernementale avant une élection, alors qu'un gouvernement nouvellement élu souhaite généralement capitaliser le plus vite possible sur la légitimité des urnes pour prendre un certain nombre d'initiatives. L'action politique et l'action publique évoluent ainsi selon des temporalités propres, qui n'ont pas vocation à nécessairement se rejoindre.
Dans la même veine, un chercheur américain, bien connu pour ses travaux sur la présidence aux Etats-Unis (déjà évoqués sur ce blog...), Stephen Skowronek, a montré que l'élection présidentielle constituait une rupture institutionnalisée de l'ordre politique. Les sentiments qui en découlent sont, d'un côté, des attentes plus ou moins diffuses et fortes dans la population en faveur de changements (quels qu'ils soient...) et, de l'autre, une attitude particulière du nouvel élu face aux ruptures en apparence requises. Analysant les rôles assumés par les présidents successifs dans l'histoire américaine, Skowronek synthétise ces postures en deux pôles antagonistes, estimant que les nouveaux élus s'assignent à eux-mêmes une tâche d'héritier ou d'opposant, "signalant" ainsi les objectifs et les rythmes attendus de leurs réformes. Pour ne prendre que deux exemples représentatifs, Kennedy incarnait la rupture (politique, générationnelle, idéologique, etc.) avec Einsenhower, tandis que Johnson, qui lui succéda après l'assassinat de Dallas, construisit sa présidence (au moins formellement) comme la suite de l’œuvre entreprise par Kennedy.
Symétriquement, les travaux centrés sur l'analyse des politiques publiques dressent d'autres constats, tout à la fois parallèles et opposés. En observant de manière fine le processus de décision comme les conditions de mise en œuvre des réformes, les travaux insistent plus volontiers ici sur les continuités et sur les changements à la marge (l'incrémentalisme de Lindbom est l'un des commandements inscrits sur les tables de la Loi de la discipline...). L'action politique, surtout quand elle s'affiche extrêmement volontariste, se dissout alors dans les conditions objectives de l'action publique, faite de résistance (maladroite) à des chocs exogènes, de pesanteurs institutionnelles et de conflits plus ou moins violents avec les groupes d'intérêt affectés par les réformes. La dépendance au sentier emprunté (la notion de "path dependency" est devenue l'un des autres éléments du lexique...) résume cette idée de continuités fortes dans l'action de l’État, qui contrasteraient de plus en plus fortement avec les prétentions des acteurs politiques à changer le monde ou la vie ou la France, maintenant ou plus tard. Quelques indicateurs sont même parfois convoqués comme autant de preuves : ainsi, la hausse des dépenses publiques (par exemple en matière sociale) a été globalement peu sensible depuis 50 ans aux élections et aux alternances gouvernementales successives.
Qu'en est-il, pour finir (ce long billet austère, pour un retour sur la toile...) du gouvernement Ayrault-Hollande (ou l'inverse ou autre chose encore) ? Il est évidemment trop tôt pour faire un bilan, mais quelques indications dominent. D'abord, en terme de ruptures ou d'héritages avec le gouvernement précédent. Les continuités et les héritages sont évidentes, l'action gouvernementale étant dominée par la gestion de la crise et de l'endettement public (que le précédent gouvernement n'avait pas attaqué avec la vigueur que la nouvelle opposition attend de la nouvelle majorité...). La différence est cependant nette sur le plan rhétorique (au prix parfois d'une communication un peu trouble...). Pour dire les choses schématiquement, les effets d'annonce sont moins nombreux, alors que les réformes entreprises s'appliquent à défaire, corriger ou compléter, presque point par point, l'agenda du gouvernement précédent (réformes institutionnelles, réformes du marché du travail, réformes "sociétales", etc.). L'inflation sémantique et la mise en récit de la geste présidentielle ne sont plus présentes ; en tout cas, le ton est différent.
Sur le fond ? Pas vraiment de surprise, il y a des continuités dans les changements de maintenant.... On retrouve tout d'abord des éléments de blocage ou d'inertie sur le plan institutionnel, comme l'ont montré les décisions du Conseil constitutionnel sur les réformes fiscales. Les mêmes relations compliquées associent ou séparent les acteurs politico-administratifs et les groupes d'intérêt : on le voit sur les réformes en matière scolaire ou encore sur l'élaboration des "pactes", qui se reproduisent comme par le biais d'une parthénogenèse depuis le premier né sur la compétitivité. Et c'est encore pire lorsque les acteurs "intéressés" sont eux-mêmes des acteurs politico-administratifs embarqués dans une réflexion institutionnelle : les premiers indices donnés sur la tonalité de la réforme des collectivités territoriales semblent montrer que les initiatives réformatrices butent sur les intérêts divergents d'élus locaux, qui sont pour beaucoup de gauche, depuis les succès engrangés aux dernières élections locales. Bref, l'action publique prend le pas sur une action politique, qui surjoue encore le rôle du démiurge démocratique, alors même que Tocqueville estimait déjà que la démocratie est une forme sociale qui a tendance à "énerver" au sens premier, à priver de nerfs.
Y a-t-il alors une fatalité politique à ces compromis successifs, à ces réformes lentes et frustrantes, à ces ajustements plus ou moins désirés ? Quelle alternative ? Le film "La Dame de Fer", retraçant (mal et de manière complaisante) la carrière politique de Margaret Thatcher, passait hier soir sur Canal +. Il dessine, à gros traits, le portrait d'une femme décidée, souvent peinte comme l'archétype du volontarisme politique, mais également comme une personne obtuse et autoritaire, qui finit par se retrouver isolée dans son propre parti. Il montre surtout que la volonté et le courage sont des vertus morales plus que politiques, qui s'appliquent à des individus dans certaines situations plutôt qu'aux cadres collectifs et institutionnalisés qui font l'ordinaire de la vie publique de nos démocraties contemporaines.
Bon, avec tout ça, les gens sont pas mal énervés quand même et on peut rêver d'autres continuités dans le changement...






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