Les "120" jours ou quelque chose comme ça...

Il ne se passe presque rien, donc. Tout est nul, la crise nous plombe, l'équipe de France joue (toujours) aussi mal. C'est pas la pêche, quoi.
Peut-être une chose : l'émergence de nouveaux mots pour rythmer l'actualité politique et médiatique. J'ai (re)découvert ainsi le mot "bashing", qui désigne à peu près une attaque grossière et systématique contre une personne ou un objet. Initialement, le "bashing" pouvait prendre assez banalement la forme d'une agression physique comme d'une attaque verbale, mais le terme a l'air de se stabiliser dans les médias pour recouvrir les campagnes de presse vaguement calomnieuses qui occupent épisodiquement la société du spectacle.
De façon plus précise et plus "française", la rentrée, si l'on excepte l'école, le budget, les travaux déceptifs de science politique, autant de choses ordinaires, serait caractérisée cette année par le "Hollande bashing", cette série d'attaques évidemment non connectées de plusieurs organes de presse à l'égard du nouveau président et de son gouvernement. Je ne vais pas me lancer dans une recherche systématique des termes employés, en une des magazines hebdomadaires notamment, mais j'ai l'intuition ou le souvenir d'avoir lu ou entendu "nuls", "mous", "tromper", "cocus", "hypnose", etc.
Le détonateur a l'air d'avoir été Mélenchon avec son réquisitoire des "100 jours". Dans une interview passée aperçue dans la chaleur d'août, le leader du Front de Gauche nous disait à peu près que les fameux "100 jours" furent "une session de temps perdu. Cent jours pour presque rien". Et de préciser sa pensée : "Quand je regarde le creux des cent jours et la multiplication des commissions, j'en conclus que nous étions mieux préparés que les socialistes à exercer le pouvoir". S'ouvre alors une "séquence" (autre mot à la mode dans le vocabulaire du commentaire politique) qui va voir les acteurs politiques, syndicaux ou médiatiques se positionner à l'égard de ce premier bilan. La gamme habituelle est jouée, depuis les critiques sur l'immobilisme face à la crise ou sur l'absurdité des premières décisions jusqu'au plaidoyer sur le temps nécessaire à la réflexion préalable à l'action, une autre manière de décliner ex-post "l'anti-sarkozysme" victorieux.
Deux questions à partir de là : y a-t-il déjà un bilan à tirer des premières semaines de la présidence Hollande ? Pourquoi cette focalisation sur les "100 jours" ou toute autre forme de temps intermédiaire pour évaluer l'action entreprise ?
Sur le premier point, il me paraît bien présomptueux de formuler un quelconque bilan de l'action publique entreprise. Les lois sont pour la plupart en cours d'examen, certaines déjà votées dans une première version, comme le dispositif récemment adopté sur les "emplois d'avenir". La concertation sociale peut en outre aisément être défendue comme un préalable nécessaire à la formalisation et à la légitimation de dispositifs, qui concerneront directement, comme opérateurs ou simples récepteurs, la plupart des acteurs sociaux. Et l'activisme du nouveau président à l'international, en particulier avec la mise en place de ce que les Anglo-Saxons désignent parfois par "l'alliance latine", a permis de rééquilibrer quelque peu les rapports de force à l'échelle européenne.
Alors, quoi ? Pourquoi ce sentiment de différence, voire de retard ou d'excès de précautions par rapport à d'autres gouvernements antérieurs ?
Il faudrait d'abord s'assurer objectivement que les autres alternances ont nourri une plus intense production législative sur une même période limitée (et partiellement estivale). Pas sûr pour 1981, même si certaines lois importantes furent adoptées dès l'été 1981, comme la loi Lang sur le prix unique du 10 août 1981. Pour ce qui est de l'élection de Sarkozy en 2007, Olivier Rozenberg, dans l'ouvrage que j'ai codirigé avec Jacques de Maillard, Les politiques publiques sous Sarkozy, montre que la première année du précédent mandat présidentiel a fait l'objet d'une production législative assez proche de celle du premier gouvernement Raffarin après la réélection de Chirac en 2002 et légèrement supérieure au nombre de réformes adoptées par la voie législative (qui n'est qu'une forme de décision parmi d'autres) à l'arrivée du gouvernement Jospin en 1997. Seule la fin de la session parlementaire actuelle permettra de faire une première comparaison objective.
La différence tient peut-être dès lors moins aux caractéristiques de l'action publique qu'aux perceptions dominantes et aux options prises pour mettre en forme l'action politique (subtil distinguo, cette rentrée va tout péter...). Et, de ce point de vue, François Hollande a sans doute eu le mérite ou commis l'erreur de ne pas satisfaire trois formes d'attente : celle du sens commun avec l'échéance des "100 jours" ; celle de la presse, en manque de "saturation" sarkozyste ; celle des politistes, aussi, qui voient pour certains dans les mois qui suivent une élection une occasion de choix "extra-"ordinaire, favorable aux réformes.
D'abord, les "100 jours"... Comme chacun sait (c'est la minute Trivial Pursuit pour les distraits...), les "100 jours" désignent à l'origine la période de mars à juillet 1815, qui a vu Napoléon revenir au pouvoir et se lancer aussitôt dans une reconquête militaire qui s'est achevée quelque part en Belgique (c'est mon côté Abraracourcix : "Alésia ? Connais pas"). Et, comme toutes les périodisations faites de reconstructions a posteriori, les "100 jours" n'ont aucune nécessité historique ou analytique, ni valeur d'exemple. Pourtant, comme la plupart des idées fausses, les "100 jours" sont aussi des faits vrais, pour reprendre l'heureuse formule de Philippe Roger dans son beau livre L'ennemi américain, "fait vrai" au sens où ces idées fausses déterminent des croyances, des attentes, des diagnostics. A chaque alternance politique, nous avons donc droit au cap des "100 jours", manière de faire un premier bilan intermédiaire pour alimenter la critique et capter un peu d'audience dans une période estivale alors tout entière consacrée à la énième chronique annoncée de la mort du chanteur belge national (il y a plusieurs oxymores dans les parages).
Deuxième attente déçue, sans doute liée à la première, celle des médias en plein sevrage post-sarkozyste. Comme le montre Erik Neveu dans l'excellent ouvrage collectif déjà cité, la présidence Sarkozy, dans le rapport entretenu aux médias a été marquée par une double forme de saturation. Saturation de l'espace médiatique par le président d'une part, afin de donner l'image d'une hyper-présence et conserver la maîtrise du rythme comme du contenu des annonces ; saturation de l'opinion d'autre part, qui a fini par se lasser de cette omni-présidence, jusqu'à renvoyer le héros du Fouquet's au PMU du coin. En jouant à l'excès (jusqu'à la saturation là aussi), la carte de la normalité et du temps (politique) retrouvé, François Hollande a cherché à modifier le regard sur la présidence, stratégie peu adaptée à des médias plus habitués à une réactivité compulsive associée à un mélange de connivence et de brutalité. Il n'est pas toujours aisé de créer un style...
Enfin, dernière attente (peut-être déjà) déçue, celle nourrie par certains travaux de science politique, en particulier ceux de John Kingdon avec la notion de fenêtre politique. Celui-ci voit en effet dans une élection d'alternance l'équivalent démocratique d'une révolution, l'alternance offrant légitimité et ressources institutionnelles aux nouveaux titulaires du pouvoir pour élaborer et adopter des réformes importantes. L'un des exégètes de Kingdon, John Keeler, estimait par exemple qu'une telle élection, en particulier lorsqu'elle conduit à la maîtrise de la plupart des leviers institutionnels dans un contexte de crise, conduit à une configuration extra-ordinaire des dynamiques d'action publique en permettant d'engager des changements importants dans plusieurs secteurs. Le New Deal est l'exemple même d'une telle fenêtre politique offrant des moyens d'action considérables à l'acteur politique nouvellement élu. Or, dans le cas de Hollande, rien de tout cela en apparence (là encore, il faut encore attendre). La gauche est pourtant majoritaire dans la quasi-totalité des cadres institutionnels (si l'on excepte le Conseil constitutionnel) et la crise nourrit un sentiment d'urgence rarement atteint, ce qui devrait justifier et porter une multiplicité d'initiatives.
A l'évidence, le gouvernement s'est déjà donné un autre cadre temporel d'action, à en juger par les nombreux appels des responsables socialistes à évaluer l'action entreprise sur les 5 ans de mandat (même si Hollande a déjà rétréci partiellement l'horizon en évoquant 2 ans de "redressement" préalables aux prochaines élections municipales).
Où l'on voit qu'il est difficile d'agir tout à la fois sur les attentes à l'égard de l'action politique et sur les exigences formulées en matière d'action publique.
Allez, pour finir, un peu de "teasing", la rentrée, c'est bien aussi, il suffit d'écouter Two Door Cinema Club.




Commentaires

un étudiant a dit…
Vous semblez vouloir laisser une session parlementaire complète au gouvernement pour pouvoir le juger mais vous vous êtes bien gardé d’expliquer le titre de votre article.

Il y a peut être une autre explication qu'il faille plutôt aller chercher loin en orient chez Han Fei ZI au 3ème siècle av JC.

"L'art de gouverner est la mise au point d'une domination absolue. Le pouvoir doit rester caché. Il s'enracine dans le non agir".
C'est peut être ça qui explique la discrétion de la nouvelle majorité et est le signe avant coureur d'une retraite à S...
Yves Surel a dit…
Merci pour la citation... Non, les "120 jours" désignaient simplement la date à laquelle j'ai écrit ce post. Une façon comme une autre de dénoncer le caractère absurde de ces dates intermédiaires. Il faudra effectivement, comme vous le dîtes vous-même, attendre des échéances institutionnelles significatives, et la fin d'une session parlementaire en fait partie, pour se faire une idée plus juste d'un premier bilan.
Je crois que l'un des biais des commentaires actuels, sans oublier pour autant les erreurs multiples du gouvernement dans sa communication, tient dans les attentes suscitées par la présidence précédente. On est passé de la dénonciation médiatique d'un activisme forcené et pathologique, qui ne laissait pas le temps à la réflexion, à la critique d'une prétendue inertie ou d'un report maladroit de décisions cruciales. A l'évidence, ce n'est ni le même style de communication..., ni le même rapport au temps, ni la même conception des rapports sociaux et interinstitutionnels.
Par contre, j'avoue ne pas avoir saisi (fatigue, sénilité précoce, rayer les mentions inutiles...) l'allusion finale "à S...".
un étudiant a dit…
Le S. est la première lettre du nom d'une ville d'Italie de quatre lettres où Mussolini, s'est réfugié à la fin de la Seconde Guerre Mondiale pour y fonder une République fasciste, la République sociale italienne. Si l'on poursuit en ajoutant au nom de cette ville les "120 journées", votre article prend un tout autre sens. Mais l'aspect grand public de ce site m'empêche d'aller plus loin dans l'explication.
Sinon d'accord avec votre analyse sur l'hypermédiatisation de l'ancien Président. Ce qui nous renvoie à l'article de Marcel Gauchet "M. Sarkozy est le premier président postmoderne de la Ve République" qui montre qu'il n'est peut être pas, lui non plus, encore sénile...

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