Il y a un vrai problème...

Bon, c'est pas grave non plus, hein. Il ne s'agit pas d'une catastrophe naturelle, d'une possible révolution ou d'un appel au meurtre. Il n'y a pas mort d'homme. Mais quand même.
J'ai acheté, parcouru et parfois lu le numéro de Libération en date du 15 mars 2012, confié à des écrivains. C'est devenu l'un des formats récurrents de Libé, avec les numéros consacrés aux philosophes. Des écrivains se transforment pour l'occasion en journalistes, ou plutôt non, lorsque l'exercice est réussi, l'écrivain fait de l'actualité la matière première de percées plus ou moins intuitives et/ou plus ou moins analytiques, en se gardant la possibilité de quelques embardées poétiques. Je dois dire que je n'ai pas tout aimé, évidemment. Certains papiers sont inutilement abscons, d'autres sont même mal structurés et presque illisibles, boursoufflés d'effets superflus et maladroits, un peu comme les poèmes dont parle Jean-Philippe Toussaint dans son dernier ouvrage, "ces mauvais poèmes que tout un chacun écrit dans sa vie". D'ailleurs, puisqu'on en parle, il faut lire le petit livre de Toussaint, L'urgence et la patience (un phénomène curieux vous fait lire cette succession de courts textes dans l'urgence, alors que l'ensemble requiert de la patience), qui vient d'être publié aux Éditions de Minuit. Il y est joliment question de littérature et d'écriture et l'on y trouve quelques sublimes pépites (j'aime beaucoup, par exemple, "les virgules, ici et là, grosses comme des gambas").
Bon, il pourrait sembler à certains que j'ai perdu le fil, mais non.
Je n'ai donc pas tout aimé, mais il y a vraiment des papiers intéressants, vivants, justes. J'ai déjà jeté le journal, mais je me souviendrai encore sans doute quelque temps de l'article sur la Syrie, où l'on apprend rien de réellement nouveau, mais où l'auteur nous fait ressentir, viscéralement, tout le malheur des gens, ainsi que la profondeur de l'injustice et de la violence du régime. Il y a aussi un portrait réussi du responsable-philosophe du service d'ordre de Jean-Luc Mélenchon en dernière page (par Maylis de Kerangal, je crois) et plusieurs papiers tout à la fois précis, ironiques et bienveillants (si, je vous assure, on peut être les trois à la fois) sur la campagne présidentielle et sur quelques sujets de société (et je ne parle pas de la magnifique critique du dernier livre de Mendoza, car c'est un truc d'écrivain à écrivain).
En prenant un réel plaisir à cette lecture, et en me souvenant par contraste de l'agacement, déjà décrit ici, ressenti après les tentatives analogues des philosophes, je me suis à nouveau aperçu que les sciences sociales ont parfois bien du mal à faire mieux que la littérature pour décrire et faire comprendre ce qu'est, pour ma discipline en particulier, la politique. Je reste en effet persuadé que certains des ouvrages qui en disent le plus et de la façon la plus nette sur ce qui anime les acteurs politiques, sur les logiques de pouvoir ou encore sur l'essence de l’État, sont quelques chefs-d’œuvre de la littérature (je pense par exemple, rapidement et sans hiérarchie, à Robert Penn Warren, Les fous du roi, à Mario Vargas Llosa, La fête au bouc, ou au quatuor de Los Angeles de James Ellroy).
Cela me semble tenir à deux éléments : la recherche de la "bonne" distance et la qualité d'écriture, et les deux sont probablement liés.
Par recherche de la "bonne distance", je veux dire une forme de proximité ou d'empathie à l'objet/au sujet de l'écrit, qui se nourrit paradoxalement d'un souci de précision et d'une mise en perspective. Dans les sciences sociales, nous tentons de procéder à cette double opération par le biais de nos théories et de nos méthodes, en adoptant également une posture plus ou moins inspirée de la "neutralité axiologique" de Weber (même si l'on dit beaucoup de bêtises, caché derrière ce paravent). Nos observations sont filtrées par ces outils et la restitution de ces mêmes observations est structurée par certaines règles d'exposition, dont on identifie les traits principaux dans les écrits de nos collègues et dans les échanges que l'on peut avoir en séminaire, dans un colloque, au sein d'un comité de sélection. Des règles existent également en littérature, mais elles me semblent guidées par la quête de la proximité plutôt que par une nécessaire et statutaire mise à distance. Elles doivent aussi être plus complètement intériorisées, digérées, personnalisées par celui qui écrit, tandis que les sociologues et politistes restent plus ou moins à la merci d'instances collectives de recrutement, de jugement plus ou moins formalisé et, bientôt, d'évaluation. Le risque est donc grand de ne pas être à la bonne distance de l'objet (politique) que l'on veut décrire et/ou analyser, alors que l’œil de l'écrivain, par son empathique focale solitaire, s'approche d'assez prêt pour être au plus juste.
A cela s'ajoute le fait que l'on écrit souvent très mal en sciences en général et en sciences sociales en particulier. Le dernier essai de Stephen Jay Gould, Le renard et le hérisson, consacré aux relations tumultueuses entre sciences et humanités, fait d'ailleurs de cette question du style d'exposition des connaissances l'un des éléments de césure et d'incompréhension entre ces deux "mondes" intellectuels. Il admet notamment que le caractère excessivement obscur et jargonnant des écrits scientifiques nourrit une fascination et une méfiance, qui va parfois jusqu'à la division et à la confrontation des savoirs. "Les humanistes (...) insistent sur les vertus et les plaisirs de l'art d'écrire, qui n'est pas une fanfreluche ou une vaine affectation mais un outil essentiel pour soutenir l'attention et approfondir la compréhension. Les scientifiques, de leur côté, bien qu'ils reconnaissent la nécessité d'atteindre à la brièveté et à la clarté, tendent à affirmer que le recherche du style, de la mise en forme plutôt que de la substance, ne joue aucun rôle en science" (p. 179). C'est évidemment une proposition résolument (et volontairement) schématique (il y a aussi un côté "faux jeton" dans ce passage et ce qui suit, car Gould écrit bien sûr avec style...), mais elle révèle une tension, à vrai dire bien connue, entre le savoir brut et le style littéraire. Ce dilemme est plus ou moins avoué et analysé, mais il est toujours présent : faut-il bien écrire la science ? A la lecture des ouvrages et papiers publiés chaque année, il me semble que l'on tend, pour de multiples raisons, à répondre de plus en plus par la négative à cette question, ce qui a pour effet de rendre les écrits scientifiques excessivement techniques et secs. Je suis évidemment partisan de l'autre solution et la plupart des "grands" auteurs de sciences sociales (je citerai, là aussi, pêle-mêle et de façon lapidaire, Tocqueville, Foucault ou Bourdieu) sont aussi de "grands" stylistes.
Il y a donc un vrai problème, va falloir faire un effort, les gars.
Pour finir, juste une citation de Nabokov : "Je ne puis séparer le plaisir esthétique de voir un papillon du plaisir scientifique de savoir ce qu'il est". Je n'ai d'ailleurs jamais aussi bien vu les papillons qu'à la lecture de Regarde, regarde les arlequins.

Commentaires

bouillaud a dit…
Tu as entièrement raison (encore que les mathématiciens parlent de l'élégance d'une démonstration...), c'est particulièrement net en science politique. En tout cas, je n'ai pas rencontré depuis dix ans et plus que j'enseigne un seul étudiant qui m'ait fait remarquer qu'un texte récent de science politique était bien écrit, clair et agréable à lire, surtout quand il est publié dans une grande revue. Les étudiants exagèrent un peu, mais c'est sûr que la plupart de nos collègues ne sont pas de grands stylistes.

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