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La crise financière devenue la crise des PIGS (Portugal, Italy, Greece & Spain, dans l'acception originale...) devenue la crise de l'Europe devenue la crise de la dette souveraine devenue la crise de la Grèce devenue la crise de l'Europe... Que nous enseigne ce cycle ininterrompu d'événements récents passés au filtre des travaux de science politique. On peut considérer qu'ils "donnent à voir" quelques éléments récurrents de l'analyse de l'intégration, qu'ils rappellent le caractère particulier des instances communautaires et du caractère (pseudo-)démocratique de l'Union européenne, qu'ils interrogent sur le possible caractère exceptionnel de la crise actuelle et sur la capacité effective des acteurs politiques à y faire face.
Sur le premier point, les "crises" actuelles peuvent être rattachées à des analyses ou interprétations contrastées. Les fonctionnalistes/optimistes rappelleront que l'Union européenne n'a avancé que par crises successives aux résolutions plus ou moins rapides (il a fallu quelques années pour sortir de la crise de la "chaise vide" initiée par de Gaulle en 1965), les crises apparaissant dès lors comme les seuls vecteurs possibles de redéfinition des enjeux de l'intégration et des intérêts des Etats dans un sens toujours plus fédéral. Les autres, réalistes/pessimistes, insisteront sur le caractère international de la crise, sur les divergences d'intérêt irréductibles, ainsi que sur le caractère non évident et non nécessaire de la solution fédéraliste. Enfin, les néo-institutionnalistes établiront que la crise est l'un des modes possibles de changement au sein de l'UE sans qu'elle puisse remettre totalement en cause la dépendance au sentier emprunté (bref, la construction européenne continuera vaille que vaille avec quelques infléchissements plus ou moins substantiels). Rétrospectivement, c'est cette dernière hypothèse qui s'est souvent trouvée vérifiée : l'Union européenne est un processus partiellement déterminé d'intégration, dont les infléchissements sont tantôt la résultante de dynamiques institutionnelles progressives (l’autonomisation de la BCE), tantôt la conséquence de chocs exogènes (les chocs pétroliers, la chute du Mur). Il n'y a pas de raison de classer la crise actuelle autrement (même si elle fait flipper sa race...).
Sur le second point, on a déjà beaucoup parlé des conflits entre leaders européens exacerbés par l'initiative du Premier ministre grec Papandréou de consulter son peuple par référendum. Christophe Bouillaud s'interroge par exemple sur la possible dérive autocratique induite par le règlement de cette crise politico-institutionnelle au G20 de Cannes, le Conseil européen (et notamment le couple franco-allemand) se transformant en instance de commandement et de contrôle vs les intérêts de certains États et/ou l'expression du peuple. Mais on retrouve ici également de mon point de vue le dilemme mis en avant par Fritz Scharpf sur les différentes formes de légitimité démocratique appliquées à l'Union européenne. Scharpf, dans Gouverner l'Europe notamment, rappelle que le pouvoir en démocratie est souvent légitime en vertu de deux dynamiques différentes et potentiellement complémentaires : une dynamique d'input, qui signifie grossièrement que les décideurs sont légitimes pour avoir été démocratiquement élus (respect des procédures électorales, principe majoritaire, etc.) dans le cadre d'un mécanisme de représentation/délégation ; une dynamique d'output, liée à la perception plus ou moins objective des performances relatives des acteurs gouvernementaux dans l'action publique (la légitimité tient à la capacité à réaliser des objectifs économiques et sociaux, à garantir par exemple un taux de croissance jugé satisfaisant). Jusque-là, l'un des aspects souvent énoncés du déficit démocratique européen reposait sur l'idée que l'Union européenne fondait sa légitimité sur les outputs (le droit européen, les politiques communautaires) en l'absence de processus électif significatif (le Parlement européen, souvent considéré comme le "maillon faible" du triangle institutionnel européen, étant la seule institution élue). La crise actuelle offre pourtant un portrait curieux : ce sont les chefs d’État et de gouvernement, et non la Commission ou le (virtuel) président du Conseil, qui revendiquent la légitimité européenne par les outputs, alors qu'ils tirent l'essentiel de leur pouvoir d'une légitimité domestique par les inputs ; la force du processus européen va jusqu'à empêcher l'expression populaire au niveau national, soit une situation où la légitimité par les outputs (réussir les réformes, poursuivre l'intégration) se fait contre toute consultation et tout mécanisme de délégation. Il y a donc toujours un découplage gouvernemental et une incomplétude démocratique dans cette gouvernance multi-niveaux, mais leurs formes ont changé (purée, c'est vrai que c'est technique et vite assommant l'Europe...).
Dernière série de remarques sur le caractère exceptionnel de la crise et sur la capacité à la gérer des leaders. C'est plus difficile à établir, il nous manque du recul et des éléments d'appréciation. La crise semble pourtant déjà, à lire certains éditoriaux, rentrer dans la catégorie des changements "sans précédent", des "crises majeures", des "tournants historiques" (toujours cette inflation sémantique), dont on ne mesurerait pas encore toutes les conséquences. Les historiens se chargeront de le dire plus tard comme ils analyseront les décisions prises par les leaders politiques actuels. On voit par contre dès maintenant des phénomènes de "credit claiming" et des entreprises très constantes de construction du leadership. Nicolas Sarkozy, dans le cadre de sa campagne déjà lancée, est un exemple flagrant de ces dynamiques (il n'est pas le seul, loin de là...). Si on laisse de côté la prestation commune avec Obama (pas celle où il est question du physique de Giulia S...), il est frappant de voir ainsi à quel point a été répété ces derniers jours, au sein du gouvernement et de l'UMP, le discours du "courage", de la "détermination" ou de la "compétence" du titulaire actuel de l’Élysée, jusqu'à la "chance" qu'auraient les Français d'avoir un tel président (j'ai d'abord cru que ce groupe sur Facebook était une blague, mais non, c'est "first degree" apparemment...). On retrouve là une déclinaison d'un gimmick très présent depuis 2007, dont l'une des formes les plus irritantes est la comparaison faite de façon répétée entre le mandat de Sarkozy et ce qui aurait été une présidence Royal. Même Bernard-Henri Lévy s'est prêté à ce jeu dans une interview récente donnée à Libération : "Il y a un moment, que je raconte, où il me demande, dans son bureau : «Tu t’imagines avec Ségolène Royal à ma place faisant ce que nous sommes en train de faire ?» Par fierté, crânerie, je lui réponds : «Oui, bien sûr, je l’imagine.» Mais, au fond de moi, je sais qu’il a raison. On peut ne pas avoir voté Sarkozy en 2007, on peut s’apprêter à ne toujours pas voter pour lui en 2012 et reconnaître que, sur cette affaire libyenne, il a été exemplaire." L'analyse contrefactuelle (imaginer d'autres dynamiques causales et/ou d'autres trajectoires historiques), qui est parfois employée/vulgarisée par des historiens comme Niall Ferguson, n'est donc pas simplement une innovation scientifique, mais devient également un argument rhétorique de justification du rôle historique prétendument tenu par certains leaders. Là encore, les historiens (et les électeurs de 2012) feront le tri.







Commentaires

bouillaud a dit…
Tu as raison d'utiliser F. Scharpf pour clarifier les enjeux. En gros, comme je l'ai dit hier à mes étudiants, dans quinze ans, les peuples européens remercieront les dirigeants actuels de leurs choix isolés vis-à-vis de l'opinion publique des différents pays membres - si tout se passe bien au final... D'ici là, cela risque d'être rude... surtout si, à court/moyen terme, les "outputs" identifiables à "l'Europe" sont les conséquences d'une seconde récession. C'est là que les "institutionnalistes" risquent de gagner le jeu (intellectuel).

Ceci étant, la posture "gaullienne" de notre Sarkozy est jouable tant que cela ne va pas trop mal. C'est ce qu'a joué à sa manière Silvio B. au début de la crise. On a vu le résultat.

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