R.I.P. Edelman

Un événement politique aurait eu lieu hier, même si Marine Le Pen a parlé de "parfait non-événement" (elle a tort, ce n'est ni parfait, ni un non-événement...). Un remaniement gouvernemental aurait eu lieu hier, mais on en est pas très sûrs en fait. Un changement de Premier ministre aurait dû avoir lieu hier, mais ça n'est pas ce qui s'est passé, non ?
En regardant hier soir Claude Guéant égrener la liste des membres du (nouveau...) gouvernement puis à voir les têtes fatiguées et vaguement ennuyées des journalistes présents sur les plateaux de télévision, je pensais aux travaux de Murray Edelman, politiste américain décédé en 2001, qui avait souligné à quel point la politique repose sur des symboles et la manipulation de ces symboles par les acteurs concernés. Son analyse le portait à se distinguer de la fameuse formule de Lasswell, pour qui la politique se résumait à "Who Gets What, When, How", pour lui substituer une perspective moins matérialiste. La politique serait ainsi moins un mécanisme compétitif d'allocation de ressources plus ou moins dominé par des autorités investies de puissance gouvernementale qu'un spectacle mobilisant différents registres discursifs et symboliques, au cours duquel les acteurs expriment leurs pulsions, leurs affects et leurs désirs. Il en venait même à considérer qu'une tendance forte de la politique visait à choisir "les mots qui réussissent quand les politiques échouent", le discours politique ayant souvent pour fonction de "voiler" aux citoyens les conditions et les résultats des actions effectivement conduites.
Or, en regardant les discours et les mises en récit d'hier soir, je me disais que les mots pouvaient également échouer... 5 mois d'attente pour ça (Cf. le post "shakespearien" de Christophe Bouillaud dans la veine "Much Ado About Nothing")... Pas de changement de Premier ministre, le maintien de la plupart des ministres à leurs postes, des changements cosmétiques avec quelques "figures" de l'UMP de retour et deux ou trois choix un peu moins attendus à l'extrême périphérie du gouvernement (voir les derniers nommés dans l'ordre protocolaire). Franchement, il y a de quoi fatiguer les journalistes (et les autres...).
Une chose est sûre, après avoir allongé artificiellement et absurdement le temps politique, Nicolas Sarkozy a raccourci les échéances en faisant démarrer 2012 ce week-end. Avec un choix stratégique clair : il faut s'assurer d'un score de premier tour le plus élevé possible pour faire tourner à son profit la dynamique du scrutin (lorsqu'un candidat arrive largement en tête, il bénéficie du momentum, comme disent les Américains, d'une forme d'énergie inhérente à la dynamique électorale). Exit donc les centristes (leur éclatement organisationnel et les egos des Borloo, Bayrou ou autres Morin devraient garantir l'absence de menace crédible). Ciao les pantins de l'ouverture, qui n'ont jamais pesé de toute façon sur l'action publique. "Bye-Bye Beauté", comme dirait Coralie Clément (Cf. infra), avec le départ de Rama Yade, un électron libre peu en phase avec la stratégie de contrôle mise en place. A la place, on rappelle les grognards de la République RPR (mais Pasqua est trop vieux et aussi mité que le pauvre Woerth, qui se prépare sans doute de sales mois), on récompense les porte-flingues ("Frédéric Lefevbre ministre", à crier plusieurs fois avec le regard halluciné et la scansion déjantée de Luchini, et ça fait encore plus peur...) et on garde les ministres les moins "entamés".
Au fond, la seule surprise de ce gouvernement, à mes yeux, réside dans le fait que Juppé ait souhaité, accepté et se réjouisse de son retour aux "luncheon seminars" élyséens du mercredi. Je ne le croyais réellement pas capable d'une telle décision. Et j'ai repensé à une phrase de Philippe Séguin, attrapée au détour d'une séquence de l'excellent documentaire que Canal + avait tourné sur la campagne municipale de Paris de 2001 : agacé par les atermoiements et compromissions qui s'accumulaient dans son entourage, il s'était exclamé, "Toujours prêts à n'importe quoi pour une voiture et la cocarde !". Des symboles, la politique...




Commentaires

Anonyme a dit…
Rien que la mine contrite de C. Guéant quand il a lu la liste des ministres et secrétaires d'État sur le perron de l'Élysée symbolise quelque chose! Je crois pas avoir vu quelque chose de pareil... Très à la Edelman en effet, mais en négatif.

Remarque en passant : décidément, tu n'apprécies pas F. L., pourtant en ministre, cela peut pimenter les deux années à venir.
Fr. a dit…
Justement, au niveau des symboles : qu'Alain Juppé accepte de revenir au gouvernement, je ne suis pas plus surpris que ça, c'est pour le bien de l'État et pas pour son enrichissement personnel.

Mais plus sérieusement, au niveau des symboles : rentrer dans le même gouvernement que Frédéric Lefevbre ? Faire équipe avec lui ? Partager quelques conseils des Ministres avec… ça ?

Quelques justifications possibles :

- Le matérialisme prime : les prébendes du poste pèsent plus lourd que tout le reste. Variante, l'absence de symbole : “le gouvernement” est une fiction, il n'y a que des portefeuilles ministériels avec leurs voitures et logements de fonction.

- Le contre-poids symbolique : accepter de rejoindre le gouvernement sur un profil de technocrate de droite classique, pour rééquilibrer l'image du gouvernement (décérébré, populiste, électoraliste obsessionnel compulsif, abonné à l'échec, agressif, incompétent…).

J'ai une pensée pour le fonctionnaire chinois chargé de synthétiser l'actualité politique de l'Occident pour les hauts cadres du PCC. Si j'étais lui, je conclurais : "L'Ouest continue de prouver que la démocratie représentative et la compétition électorale sont une vaste blague dont nous avons raison de nous passer, et que nous pourrons probablement éviter dans les décennies à venir, pour le mieux”.

Posts les plus consultés de ce blog

Epistémologie de comptoir

De science certaine...